Si je devais dégager la catégorie majeure de la pensée de Richard Rorty, je ne renverrais pas, ou pas tout de suite, aux grands termes philosophiques qui l’ont rendu célèbre, comme « tournant linguistique », « pragmatisme », « antireprésentationalisme », « ironie », « contingence », « solidarité ». Je proposerais un petit mot, un mot tout à fait modeste, qui à mes yeux résume le mieux sa manière de penser : le mot « sans » (without). Dès son premier grand livre, il mettait en scène des personnes sans esprit cherchant à élaborer une philosophie sans miroir. Lorsqu’il en vint à se revendiquer du pragmatisme, il défendit l’idée d’un pragmatisme sans méthode et plaida même pour une science sans méthode. Il présenta d’ailleurs sa propre version du pragmatisme en ayant soin de glisser ce petit mot dans chacune de ses grandes rubriques : le pragmatisme, c’est la conception d’une vérité sans correspondance à la réalité, c’est l’image d’un monde sans substance ni essence, c’est l’affirmation d’une éthique sans principe. Dans l’ensemble de son œuvre et notamment dans les derniers livres autour de la philosophie comme politique culturelle, il plaidait pour que l’humanité se dirigeât vers une culture sans absolu : « no, there are no absolutes, but who needs them ? »[1].
Parfois, Rorty donne l’impression que pour arriver à cette nouvelle image du monde, de l’humanité et de soi-même, il suffit d’abandonner, de laisser tomber tous les fardeaux intellectuels hérités de la tradition, tous les dualismes légués par les Grecs, bref de faire sans, comme s’il s’agissait d’opérer une sorte de conversion intellectuelle et de passer à autre chose. En réalité, l’opération que dénote le petit mot « sans » est plus active et il faut la renouveler constamment, car ces fardeaux sont moins des obstacles extérieurs que des tentations qui travaillent constamment la pensée et le langage humains. Conformément au pragmatisme, « sans » doit en effet se comprendre moins comme une préposition que comme un verbe. Il ne suffit pas de se détourner d’une certaine manière de penser, de se convertir à une nouvelle image, de sauter hors de notre tradition — car on n’en sort pas si facilement. Il s’agit plutôt de soustraire, de retrancher, d’exciser. D’où la forme critique et thérapeutique, plutôt que constructive et systématique, qu’il revendiquait pour sa philosophie.
Gilles Deleuze disait du dramaturge et cinéaste italien Carmelo Bene qu’il avait élaboré un théâtre critique, qui, lui aussi, « ne procède pas par addition, mais par soustraction, amputation »[2] (Deleuze, CB, 88). Carmelo Bene ne se réinscrit pas dans la grande tradition théâtrale, et notamment celle de Shakespeare, sans opérer sur Shakespeare toute une série de soustractions critiques. Dans sa version de Richard III, il supprime la plupart des hommes de la noblesse et du clergé, pour ne retenir que Gloucester et quelques personnages féminins. Il a également conçu un Roméo et Juliette sans Roméo. Et, comme le rappelle Deleuze, son film sur Hamlet, « il l’appelle non pas un Hamlet de plus, mais un « Hamlet de moins » » (Deleuze, CB, 87-88). Richard Rorty est un peu le Carmelo Bene de la philosophie. Dans des redescriptions iconoclastes que ne lui pardonnèrent pas les spécialistes de la tradition pragmatiste, il a mis en scène un Peirce sans les catégories, un James sans l’expérience, un Dewey sans la méthode, mais aussi un Habermas sans validité universelle. Il s’est réclamé également de la tradition historiciste continentale, mais pour remettre au goût du jour un Hegel sans l’Esprit, un Nietzsche sans le Surhomme ni la Volonté de puissance, un Heidegger sans l’Être, un Derrida sans la différance — et plus généralement un Historicisme sans Histoire[3]. Il s’est enfin situé dans la tradition du tournant linguistique, mais en promouvant un Wittgenstein sans Non-Sens, un Quine sans empirisme, un Sellars sans image scientifique du monde – et plus généralement une philosophie analytique sans Analyse. Ses détracteurs ont dit qu’à force de retrancher ce qui semblait pourtant essentiel chez tel et tel auteur, il n’en restait plus rien : un Dewey sans expérience ni méthode, c’est comme un Roméo et Juliette sans Roméo ni Juliette.
Mais ces soustractions ne sont pas choisies au hasard : elles le sont précisément pour leur portée critique. C’est la deuxième ressemblance globale avec Carmelo Bene. « Ce qui est soustrait, précise en effet Deleuze à son sujet, ce sont les éléments de Pouvoir, les éléments qui font ou représentent un système du Pouvoir » (Deleuze, CB, 93) — comme l’appareil d’État (Monarchie et Église) dans Richard III ou le pouvoir de la Famille dans Romeo et Juliette. Aux yeux de Rorty, ce qui doit être retranché, c’est plus exactement le système de l’Autorité, qui consiste à vouloir justifier une pratique sociale ou un discours en faisant appel à une autorité non-humaine voire supra-humaine. Le Destin, La Volonté de Dieu, la Loi naturelle, l’Ordre des choses, la Nature, la Nature humaine, la Raison, les Lois de l’histoire, etc., sont autant de principes autoritaires auxquels certains humains ont recours pour légitimer la nécessité de leur position privilégiée vis-à-vis des autres êtres humains dans la culture. L’autoritarisme consiste à vouloir fonder l’autorité, comme relation sociale humaine, sur la relation à une réalité non-humaine qui incarnerait l’Autorité première et absolue — et qui serait soustraite par là même à l’histoire, à la contingence, mais aussi à la critique. De ce point de vue, le pragmatisme est d’abord pour lui le « refus de croire en l’existence de la Vérité, au sens de quelque chose qui ne serait pas fait de main d’homme, quelque chose qui aurait autorité sur les êtres humains »[4].
Mais si le pragmatisme doit se concevoir comme un anti-autoritarisme, selon Rorty, encore faut-il critiquer et expurger tous les vieux reliquats d’Autorité charriés par la tradition pragmatiste elle-même – aussi bien que par les traditions analytiques et continentales qui convergent avec elle. Il faut un pragmatisme sans catégorie, car les enquêtes et les pratiques des êtres humains doivent s’affranchir de toute matrice formelle permanente a priori qui viendrait en organiser autoritairement le contenu empirique. Il faut un pragmatisme sans expérience, car les débats entre êtres humains doivent se résoudre sans postuler un contact avec une réalité non-humaine qui fournirait les raisons ultimes d’accepter ou de rejeter telle ou telle position, comme s’il existait un tribunal non-humain pour les affaires humaines – ce que la tradition empiriste appelle justement « le tribunal de l’expérience ». Il faut un pragmatisme sans méthode, car il faut émanciper la démocratie de toute volonté d’appliquer une méthode une et unique à la résolution des problèmes publics, comme si l’autorité scientifique d’une telle méthode et sa neutralité politique revendiquée garantissait la rationalité de ses conclusions, contre les passions trop humaines. Si Rorty est un philosophe du « sans », c’est qu’un pragmatisme anti-autoritariste doit d’abord être un pragmatisme sans autoritarisme. Il ne suffit pas de raser la vénérable barbe de Platon. Il faut encore raser la barbe en fourchette française de Peirce, dont la moustache fait la médiation entre les deux pointes, introduisant ainsi l’élément essentiel de tiercéité qui convient à un homme de réflexion. Il faut également raser la barbe vague et sauvage de James, aux poils libres et transitionnels qui se dirigent dans tous les sens. Il faut enfin aller jusqu’à raser la moustache sage et méthodiquement taillée de Dewey, avec son brin Science et son brin Démocratie en parfaite continuité l’un avec l’autre (on observera toutefois que, de Peirce à Dewey, la pilosité métaphysique avait déjà considérablement rétréci)[5].
« Mais qu’est-ce qui reste ? », se demandait Deleuze, lorsque l’on a supprimé autant de choses ; et il répondait : « Il reste tout, mais sous une nouvelle lumière » (Deleuze, CB, 104). Dans les œuvres de Carmelo Bene, la suppression d’une partie de la pièce originaire s’accompagne d’une valorisation concomitante d’aspects qui étaient jusque là restés au second plan, empêchés de se développer pleinement en raison de la présence étouffante du système du Pouvoir. Ainsi, la suppression de Romeo va permettre à Mercutio, personnage secondaire dans la pièce originaire, qui n’appartient à aucune des deux familles, et qui meurt rapidement, de faire tourner la pièce autour de lui – le rôle en est précisément joué par Carmelo Bene lui-même. Et les suppressions effectuées dans Richard III vont permettre à Gloucester de se constituer pleinement en personnage transgressif qui va jusqu’au bout de l’obscénité et du chaos, se travestissant, se déformant, tombant sans cesse, haletant comme un animal, plutôt que d’incarner le roi représentant l’ordre du pouvoir d’Etat (et Gloucester est d’autant plus accepté et convoité par les parentes de ceux qu’il a tués qu’il s’éloigne de la norme). On s’est pareillement inquiété de savoir ce qui restait de la philosophie si elle était toute entière absorbée par l’activité thérapeutique : il reste tout, répond Rorty, mais sous une nouvelle description, dans une nouvelle métaphore. Il reste toute l’humanité, mais vue désormais comme une espèce vivante parmi les autres, produit accidentel de l’évolution, et qui essaie de faire de son mieux en l’absence de Puissance supérieure pour la guider. Il reste une communauté de sœurs et de frères délivrée du Père autoritaire auquel il fallait rendre obéissance, et qui ne peuvent dorénavant plus compter que les uns sur les autres pour réaliser leurs projets. L’espoir de toujours plus de liberté et de toujours plus de solidarité peut enfin développer tous ses effets pratiques.
Or cette redescription est un geste « inséparablement créateur et critique », comme le dit encore Deleuze à propos de Carmelo Bene (Deleuze, CB, 92). Elle est critique parce qu’elle vise à soustraire toute figure d’autorité ; elle est créatrice parce qu’elle permet d’additionner tous les restes de ces soustractions. Parce que les philosophes que Rorty redécrit sont replacés dans le contexte du grand récit de la liberté et de la solidarité humaines, les soustractions qu’il leur fait subir sont inséparables d’additions et de fusions de leurs contributions propres à cette aventure. Un James sans l’Expérience peut alors s’additionner avec un Wittgenstein sans le Non-sens ; un Dewey sans la Méthode peut à présent fusionner avec un Heidegger sans l’Être. Les trois traditions pragmatistes, analytiques et continentales — pourvu qu’on les redécrive comme des mouvements qui vont dans le sens de l’abandon de toute figure d’autorité — peuvent toutes entrer en conversation les unes avec les autres et converger vers l’utopie d’une humanité libre et solidaire. Les premiers articles de Rorty cherchaient déjà à « fusionner les horizons » en rapprochant notamment Peirce et Wittgenstein. Mais le modèle en est l’hybridation croisée de Sellars et de Quine dans le troisième chapitre de Philosophy and the Mirror of Nature. Chacun a critiqué l’une des figures contemporaines majeures de l’autorité épistémique : l’idée d’un donné empirique fondationnel, par opposition à ce qui est interprété conceptuellement, pour Sellars ; celle de vérités analytiques ou conceptuelles, par opposition aux vérités synthétiques ou empiriques, pour Quine. Mais chacun semble ne pas pouvoir faire sans celle que l’autre a abandonnée. Quine croit encore à l’empirisme et Sellars croit encore à l’analyse conceptuelle : « c’est comme si, écrit Rorty, la philosophie analytique ne pouvait pas s’écrire sans l’une au moins de ces deux grandes distinctions kantiennes »[6]. D’où l’idée géniale de Rorty d’utiliser Quine pour soustraire ce qui reste d’autoritaire chez Sellars et Sellars pour soustraire ce qui reste d’autoritaire chez Quine. La conjugaison de ces deux soustractions rend alors possible la pleine réhumanisation de la connaissance, considérée comme pratique sociale plutôt que comme miroir de la nature non-humaine. C’est ainsi que je comprends les fameuses cohortes de noms propres cités par Rorty, du type Wittgenstein-Davidson-Nietzsche-Dewey. Le tiret « - » n’est pas seulement le signe d’une association, d’une nouvelle communauté, portée par un même projet ; c’est inséparablement aussi le signe de la soustraction, par où chaque penseur critique les restes d’autoritarisme encore présents chez tous les autres. La soustraction est donc créatrice, chez Rorty, mais son effort constructif n’est pas mis dans l’élaboration d’un système de thèses : il est tout entier au service de la constitution d’un récit, qui raconte les progrès de l’anti-autoritarisme dans la philosophie et la culture. Dans cette histoire, chaque personnage est judicieusement amputé des morceaux autoritaires de son système pour mieux le raccorder aux pièces anti-autoritaires des autres, et coudre avec toutes ces pièces et ces morceaux la figure bariolée et composite de l’ironiste libéral, le démocrate du futur. Les Américains, comme le rappelait d’ailleurs Deleuze au sujet de William James, ont toujours eu une prédilection pour le travail du patchwork[7].
Encore faut-il que ce grand récit ne fasse pas lui-même autorité. C’est le quatrième et dernier point de rapprochement avec Carmelo Bene. Son théâtre, explique Deleuze, ne se contente pas de critiquer le système de pouvoir contenu dans les pièces représentées (les rois, les prêtres, les familles). C’est aussi « la forme du théâtre » (Deleuze, CB, 93), tel qu’il est traditionnellement pratiqué, qui y est critiquée dans la mesure où elle est partie constituante du système du pouvoir, avec son texte qui fait autorité sur ce que doivent dire les acteurs, avec son metteur en scène qui les dirige, avec cette illusion dramatique pour les spectateurs que Brecht, inspiration majeure de Carmelo Bene, avait déjà cherché à contester. Si les considérations métaphilosophiques sont si importantes chez Rorty, c’est qu’il a perçu tout de suite que la philosophie ne pouvait être une force anti-autoritaire si elle continuait à incarner elle-même une parole d’autorité vis-à-vis du reste de la culture. Magister dixit. Les soustractions critiques ne doivent pas seulement porter sur ce que disent les philosophes, mais sur la philosophie elle-même comme pratique sociale et historique. La philosophie doit perdre son magistère, et Rorty cherche à en réduire la majesté et les prétentions : elle doit s’écrire en minuscules, « philosophie » et non « Philosophie ». L’autorité de la philosophie vient traditionnellement de ce qu’elle se place elle-même en situation de fondement en prétendant découvrir les principes de l’ensemble des autres productions humaines et les critères permettant de départager avec certitude celles qui sont légitimes de celles qui ne sont pas justifiées. Rorty a traqué inlassablement toutes les manifestations de ce besoin de placer une pratique humaine spécifique, la philosophie, comme juge ultime des autres pratiques humaines, passées, présentes et même futures, sous prétexte qu’elle nous mettrait en contact avec des principes et critères échappant à la finitude et à la contingence des vies humaines. Il a imaginé une philosophie sans histoire univoque et nécessaire, sans ligne de démarcation tranchée avec la non-philosophie, sans objet privilégié à connaître, sans faculté cognitive spéciale, sans idéal quasi-scientifique, sans problèmes éternels à résoudre, sans méthode universelle, sans théorie prétendant faire connaître ce que sont réellement les choses, sans argument décisif qui puisse mettre fin aux controverses, sans critère neutre d’évaluation, sans hiérarchie naturelle de ses sous-champs (comme si la philosophie ne pouvait fonder le reste de la culture que si l’un de ces sous-champs, que ce soit l’ontologie, la philosophie de la connaissance ou la philosophie du langage, ne fondait lui-même tous les autres), et surtout sans dogmatisme envers d’autres manières de faire de la philosophie.
Aucun philosophe contemporain n’a fait autant pour inclure le plus de gens possible dans la conversation philosophique, au-delà des clivages qui déchirent la profession, précisément parce qu’une fois abandonné l’autoritarisme philosophique, la philosophie n’est plus que cela : une conversation entre êtres humains qui ne peut progresser qu’en élargissant sa sensibilité aux livres qui comptent pour les autres. C’est une grande différence de tempérament avec Bene, qui tendait à vouloir être seul sur scène, qui favorisait un jeu excessif et baroque et qui prêtait encore à l’art une force révolutionnaire. Une grande partie de l’œuvre de Rorty est au contraire constituée de compte rendus, de dialogues, de réponses, d’hommages ; son écriture est pleine d’humour mais sans grands effets de manche ; et il est profondément sceptique sur les possibilités révolutionnaires de la philosophie, estimant déjà bien de pouvoir faire de petites différences entre le futur et le passé. Car Rorty était un philosophe modeste, qui minorait sans cesse sa propre importance, comme pour désamorcer à l’avance tout effet d’autorité que sa parole pourrait avoir. Plus que Bene sans doute, il a su aller au bout de la dédramatisation. Richard Rorty, le libre-penseur américain, le minute-philosopher.